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Les gros mots : le care (première partie)

  • marialegall85
  • 16 oct. 2023
  • 6 min de lecture

Après un long silence et de très longues vacances, je reviens avec un article sur le care, puisque ça a été (à mon grand désespoir parfois) le centre de mon monde pendant les deux mois d’été. Regardons la réalité en face, le care, tout le monde (ou presque) s’en fiche… parce qu’on ne le voit pas. Pour le voir, il faut commencer par le nommer, et ici, le définir. Qu’est-ce que c’est donc que le care ? Le terme est polysémique en anglais (et en espagnol aussi d’ailleurs), c’est pourquoi il n’est pas traduit. Il désigne à la fois le soin (le fait de prendre soin de), et l’attention (le soucis, la préoccupation etc.) pour quelque chose ou quelqu’un. Il s’agit donc à la fois d’un état émotionnel et de pratiques concrètes.



La mise en lumière de l’éthique du care a lieu dans le champ de la psychologie sociale, aux Etats-Unis, à la fin des années 1970, quand Carol Gilligan conteste les travaux de Lawrence Kolhberg. Ce dernier, psychologue et professeur reconnu à l’université de Chicago, a en effet établi une échelle du développement moral dans laquelle le degré le plus élevé met en œuvre des principes de justice abstraits et impartiaux. Testée sur des adolescent·e·s, cette théorie pénalisait empiriquement les filles qui ne pouvaient pas atteindre le stade le plus élevé du raisonnement moral et étaient donc considérées comme moralement inférieures aux garçons. Dans son ouvrage "In a different voice" (pour alléger la lecture je mets les références bibliographiques à la fin du texte), Carol Gilligan met en lumière les biais du travail de Kohlberg, en démontrant, à travers ses propres expériences avec des adolescent·e·s, que les filles n’ont pas un raisonnement moral moins développé mais un raisonnement moral alternatif, qui n’est pas pris en compte dans l’enquête de Kolhberg. Elle met ainsi à jour une autre éthique, basée non plus sur la justice, l’abstraction et le raisonnement logico-déductif, mais sur la relation, le lien entre les personnes. Pour le dire de façon un peu moins abstraite: lors des expériences menées, les filles prenaient leurs décisions en prenant en compte d’autres éléments que les garçons. Ainsi, l’éthique du care intègre, au cœur de la morale, des éléments tirés de la vie ordinaire et de l’expérience des femmes dans la société patriarcale… puisque c’est à elles en priorité que revient la charge du soin et de la préoccupation pour autrui. Cet ouvrage a rencontré un grand succès aux Etats-Unis, mais paradoxalement cela n’a pas joué en faveur de la prise en compte du care, puisque cette éthique a alors été comprise comme une éthique féminine(1) et non pas féministe, ce qui l’enfermait dans ce qui est traditionnellement associé au féminin: le domaine du privé, ce qui est sous estimé, dévalorisé voire méprisé. En gros: on a mis un mot sur l’expérience des femmes, mais ça reste considéré comme « un truc de filles » donc… pas intéressant, pas sérieux.


"Déféminisation" et politisation du care


C’est alors qu’entre en jeu Joan Tronto. Elle « déféminise » le care pour le politiser dans son livre « Un monde vulnérable : Pour une politique du care ». Pour cela, elle interprète les raisonnements moraux des adolescentes interrogées par Carol Gilligan en faisant le lien, non plus entre la différence morale et le sexe, mais entre la différence morale et la position dans la société. Elle invite alors à interroger la transmission des rôles sociaux et des assignations à la sollicitude et aux tâches de soin, rôle qui incombe aux femmes en tant que groupe social subalterne, mais pas uniquement à elles. L’éthique du care n’est donc plus vu comme une éthique « féminine », mais comme une éthique des groupes subalternes. Autrement dit, les raisonnements mis en place par les filles ne le sont pas parce que ce sont des filles, mais parce que, dans cette société là, c’est principalement sur elles (ou sur les autres groupes subalternes) que reposent le soin et la sollicitude. Il ne s'agit donc plus de dire qu'elles raisonneraient différemment des garçons du fait d'une supposée "nature féminine", mais bien parce que ce sont les rôles genrés que la société transmet. Joan Tronto insiste également sur l’aspect pratique du care et sur sa centralité dans la société. Elle le définit de la façon suivante :

Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre «monde», de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie” (Ibid. : 13).

Cette définition, très large, permet de prendre la mesure de l’importance et de la centralité des pratiques de soin dans la vie humaine, et de réfléchir à leur place dans la société. En effet, ces pratiques sont largement invisibilisées et mal rémunérées...quand elles ne sont pas fournies gratuitement. Dans nos sociétés libérales, la réussite se mesure en termes de production de richesse, mais ceux qui réussissent le pourraient-ils sans le travail des « petites mains » qui s’occupent de leurs enfants, et/ou de leurs parents âgés (ou encore de les nourrir, de l’entretien de leurs logements… la liste pourrait être très longue) ?


Le care dans la société libérale vs ce qu’il a à nous apporter


Les études de care m’ont plu car elles brisent le mythe de l’individu libéral, et elles proposent un projet politique (tout en ayant une sacré résonance avec mon quotidien de mère isolée). En effet, comme je le disais un peu plus haut, dans cette société qui idéalise l’autonomie, qui laisse croire que ceux qui réussissent y arrivent uniquement parce qu’ils ont plus de talents et de compétences que les autres, l’autonomie existe-t-elle réellement ? Dans quelle mesure, par exemple, une mère isolée est-elle "libre" dans son choix d'emploi? Personnellement, je pense que pour l'être, il faudrait que je gagne suffisamment d'argent pour payer quelqu'un pour faire les tâches ménagères et garder ma fille à ma place. Dans ce cas là, j'aurais le statut économique et social suffisant pour faire porter les tâches "non valorisées socialement" par une personne subalterne, et pouvoir "m'élever" socialement. Je ne serais plus précaire et je semblerais donc plus "autonome" aux yeux de la société. En réalité, il s'agit juste d'accéder à un statut et des privilèges qui permettent d'invisibiliser les dépendances. Tout cela ne me semble pas juste. Il est donc clair qu'il faut repenser la société, la répartition des tâches et remettre au centre ce qui doit l'être : la matérialité de l'existence et ce que cela implique en terme de pratiques (2).


Et au-delà de ça, nous voyons l’individu lambda de nos sociétés comme un être autonome et capable de prendre ses décisions par lui même…… mais cette vision du citoyen efface complètement des pans entiers de la sociétés : les enfants, les personnes âgées, les personnes en situation de handicap ! De quelle démocratie parlons-nous alors si nous laissons ainsi dans l’ombre et invisibilisons une grande partie de la réalité de la société ? Mais je vous parle de tout ça ainsi que les risque du care la semaine prochaine :)

1- Carol Gilligan a été critiquée pour cela et elle a répondu à ces critiques en rappelant “n’avoir à aucun moment écrit que le care était naturellement féminin mais constaté empiriquement la corrélation entre les raisonnements moraux d’adolescentes et l’éthique alternative qu’elle a appelé "éthique du care”.” (Ibos, 2019: 202)

2- Au delà du soin il est intéressant de penser à l'alimentation (qui peut être considérée également comme une pratique de soin puisqu'il n'est pas vraiment envisageable de faire quoi que ce soit sans s'alimenter!).


Bibliographie

-"Vers une société du care: une politique de l’attention" de Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier et Patricia Paperman.

- "L’éthique du care" de Fabienne Brugère.

- Un article de Caroline Ibos encore, publié en 2019 dans la revue Clio-Femmes, genre, histoire: « Éthiques et politiques du care. Cartographie d’une catégorie critique ».

- Et bien sûr les ouvrage de Carol Gilligan ("In a different voice" publié en 1982 aux Etats-Unis) et Joan Tronto ("Un monde vulnérable: pour une politique du care", publié en 1993 aux Etats-Unis, traduit en français en 2009).

Il y a aussi les BD d'Emma sur la charge mentale et la charge émotionnelle. La lecture de cet extrait d'une de ses BD illustre très bien le sujet : https://emmaclit.com/2019/09/03/michelle/

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