top of page

Les gros mots: le care (deuxième partie) – Vulnérabilité, égalité et démocratie.

  • marialegall85
  • 3 nov. 2023
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 16 nov. 2023


Toutes et tous vulnérables : la mise en lumière des zones d’ombre du libéralisme


Comme vous avez pu le constater, il y a eu une faille dans l’espace temps et la semaine qui devait permettre la rédaction de cette deuxième partie de l’article a été multipliée par trois! Mais peu importe, continuons: comme nous l’avons vu dans l’article précédent, la mise en lumière de l’éthique du care, puis de son importance dans la société, invite à déconstruire le mythe d’une société faite d’individus autonomes, libres, égaux, et en pleine possessions de leurs capacités. Elle remet ainsi en question l’éthique de la justice, théorie morale dominante, portée principalement par John Rawls dans les années 70 selon laquelle “une société est juste si elle respecte la liberté d’individus égaux en droits, et cette liberté ne peut être limitée que par des principes universalisables.” (Ibos et al., 2019: 23). Cette vision de la société s’appuie sur la conception d’un sujet “rationnel, autonome, responsable de lui-même et attentif à faire valoir ses droits subjectifs” (Ibid.: 23). La perspective du care questionne cette conception de la société qui ne laisse pas de place aux situations de dépendance et de vulnérabilité humaine, aux situations d’injustice, qui sont renvoyées aux zones d’ombre du libéralisme. A l’inverse de cette vision, l’originalité du care réside dans l’affirmation d’une vulnérabilité et d’une interdépendances fondamentales de l’être humain: nous avons toutes et tous été des bébés, dépendant des soins de nos parents ou des personnes qui nous ont élevées. La maladie, le vieillissement et la mort font partie de l’expérience humaine, tout comme le handicap, et «Nul n’est jamais à l’abri d’une défaillance, voire d’un effondrement ou d’une crise.» (Molinier, 2011). Cette vulnérabilité constitutive de l’être humain, nous l’avons éprouvée lors de la pandémie de Covid 19, et elle se rappelle à nous avec l’angoisse du changement climatique et à la perte du sentiment de toute puissance qu’il entraîne. Cependant, cette idée de vulnérabilité intrinsèque à l’être humain ne doit pas effacer les inégalités sociales: ma vulnérabilité n’est, par exemple, pas comparable à celle d’une femme migrante, sans papiers et sans abris. Ainsi, si nous sommes toutes et tous vulnérables, certain·e·s le sont davantage et ne sont pas en mesure de répondre à leurs besoins. C’est là qu’entre en jeu le care en tant que pratique

Entre épuisement et paternalisme: les risques des pratiques de care


Les activités de care mettent en œuvre ce que Pascale Molinier appelle des «savoirs faire discrets», dans le sens où «les moyens mis en œuvre ne doivent pas attirer l’attention de celui qui en bénéficie et doivent pouvoir être mobilisés sans pour autant en attendre de la gratitude.» (Molinier, 2011). Ainsi, on voit le care quand il est mal fait ou quand il est absent: Je n’attend pas de remerciements de la part de ma fille (encore heureux!) pour les repas que je lui prépare ou quand je trie ses vêtements (et ce malgré l’aspect pénible et chronophage de cette activité ^^). Par contre, il serait très problématique que j’arrête de lui faire à manger! Par ailleurs, malgré toute l’énergie mise dans ces tâches, elles sont sans cesse à renouveler (et oui nous mangeons au minimum 3 fois par jours et les enfants grandissent vite!): c’est que ce Joan Tronto nomme la dimension tragique du care. Ces activités n’apportent pas de reconnaissance, et du fait de leur mauvaise répartition elles peuvent générer un conflit entre les besoins des aidantes et ceux des aidées. Quelle mère n’a pas cru un jour qu’elle allait péter les plombs d’épuisement en étant seule avec son enfant en bas âge? Le fait de devoir combler les besoins d’un individus sans pouvoir prendre en compte les siens est une expérience très difficile, qui génère tension et colère, et dont peut être victime l’enfant (ou l’aidé)…. qui n’y est pour rien, puisqu’il n’est pas en mesure de pourvoir seul à ses besoins. Je prends l’exemple de la maternité car c’est l’exemple que je connais le mieux, mais cette situation est caractéristique des situations de care. Le problème n’étant pas le care en soi, puisque il est nécessaire, mais le fait que ces tâches ne soient pas suffisamment partagées, ou pensées comme une responsabilité collective.


Le care se déploie donc dans des situations inégalitaires et il n’est pas sans risques. En effet, pour apporter une réponse aux besoins d’une personne qui ne peut pas le faire, encore faut-il définir correctement les besoins de celle-ci. Or, il est tout à fait possible de projeter sa propre subjectivité et d’apporter une réponse qui nous semble être la bonne, sans que ce soit la réponse qui convienne à la personne aidée, ce qui correspond à la définition d’une action paternaliste/maternaliste : ”une action accomplie avec l’intention de faire le bien de quelqu’un sans son consentement éclairé ; action justifiée par sa visée bienveillante et par la supériorité de celui qui l'exécute sur celui qui en bénéficie” (Portets, 2018: 39). La détermination des besoins demande donc une attention aux circonstances spécifiques et pour éviter le risque de paternalisme/maternalisme, Joan Tronto intègre la réception dans le processus de care. Elle sépare en effet le care en 4 phases: La première phase est appelée “se soucier de”, car elle implique la reconnaissance d'une nécessité. L’étape suivante est celle de la prise en charge, il s’agit “d’assumer une certaine responsabilité par rapport à un besoin identifié et déterminer la nature de la réponse à apporter” (Tronto, 2015: 148). La troisième étape est celle du “prendre soin”, elle implique un travail matériel et un contact direct. Enfin, la dernière étape est celle de la réception du soin. La personne qui reçoit le care n’est pas vu comme un individu passif, figé dans une identité de «vulnérable». Au contraire, cette personne doit être vue comme étant active, incluse dans le processus, et la personne qui l’aide prend en compte son retour sur l’aide qui a été apportée. Bien entendu, c’est simple sur le papier et plus compliqué à mettre en œuvre: encore faut-il que la personne puisse s’exprimer, que je la comprenne, ou encore qu’elle ne soit pas bloquée dans son expression par le rapport de pouvoir en jeu dans la relation. Mais tout de même: plutôt que de partir du postulat de l’égalité de tou·te·s sans se préoccuper de la réalisation concrète de cette égalité, en laissant dans l’ombre la réalité d’une partie des individus qui composent la société, les études de care partent des situations concrètes d’inégalité et de vulnérabilité, avec pour objectif de tendre vers l’égalité et la prise en compte de tou·te·s, en faisant advenir des voix minoritaires. A l’inverse donc du paternalisme qui peut parfois être reproché à ce champ de la recherche.


Pour conclure ces deux articles, je crois qu’après des siècle de capitalisme et avec un (néo)libéralisme sans limites, le constat est sans appel: la société est abîmée, les inégalités se creusent de plus en plus, les superprofits des multimillionnaires sont indécents alors que le nombre de personnes sans logement et que le besoin d’aide alimentaire explosent, les écosystèmes sont en piteux état et le changement climatique nous promet un avenir bien sombre si nous ne transformons pas radicalement la société. Or, le changement ne sera radical qu’avec un changement de rapport au monde et on a notamment besoin de care: d’une société qui laisse une place et qui écoute la parole de tou·te·s, même celle des personnes considérées comme «non rentables» par le système économique! On a besoin de restaurer et de soigner le lien social et le lien avec le vivant de manière générale, de restaurer les écosystèmes. Il est urgent d’arrêter de penser en termes d’intérêts individuels et de remettre au centre ce qui compte vraiment: l’humain, le vivant de manière générale et le lien.


Références bibliographiques :


J'ai déjà mis quelques référence dans le premier article, vous pouvez aller y jeter un coup d'œil pour les retrouver. Dans cet article je cite trois ouvrages :


IBOS Caroline, DAMAMME Aurélie, MOLINIER Pascale et PAPERMAN Patricia "Vers une société du care: une politique de l’attention". Paris: Editions le Cavalier bleu, 2019.


MOLINIER Pascale. Le care à l’épreuve du travail : Vulnérabilités croisées et savoir-faire discrets In : Le souci des autres : Éthique et politique du care [en ligne]. Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2011


TRONTO Joan, 2015, Un monde vulnérable: pour une politique du care, s.l.


Merci à mes relecteur·ices, papa, Katell, Violette. Merci merci !

2 comentarios


Killian Le Quéré
Killian Le Quéré
08 nov 2023

Bravo, ça me redonne le goût de la recherche !

Me gusta
marialegall85
09 nov 2023
Contestando a

Merci Killian, ça me fait plaisir! C'est trop bien la recherche :)

Me gusta

Contact

Posez-moi votre question

Merci pour votre envoi

bottom of page